PERSONNE

Auteur :
GWENAELLE AUBRY

Genre :
Roman

Maison d'Edition :
MERCURE

J’ai trouvé dans les livres la marge où vivre.

On ne perd pas un père, encore moins un père qui était ou qui s’était, lui-même perdu. C’est peut-être qu’on l’avait perdu, qu’on ne savait plus qu’il était où il était. A présent qu’il est mort, on réunit ce qu’il a laissé, miettes et cailloux semés dans les forêts de son angoisse, trésors et épaves, on construit le vide, on sculpte l’absence, on cherche une forme pour ce qui, en nous, demeure de lui, et qui a toujours été la tentation de l’informe, la menace du chaos, on cherche des mots pour ce qui, toujours, a été en nous la part secrète, la part muette, un corps de mots pour celui qui n’a pas de tombe, un château de présence pour protéger son absence.

On était bourgeois sans haine des prolétaires, catholique sans foi, nanti sans avidité, lettré sans curiosité. L’essentiel était de sauver la face, ou plutôt la surface.

Comme s’il fallait à tout prix éviter la lumière du dehors, maintenir l’éclairage factice, l’honnêteté menteuse de l’ordre bourgeois sous lequel macéraient les poissons qui, à la mesure que le repas avançait, remontaient à la surface, le goût de l’argent, la réduction du sexe à l’obscène, la haine de l’étranger.

Il a, sa vie entière, été un fils plus qu’un père.

Je n’ai pas revu l’homme qui m’a parlé ce soir-là, ni répondu à son invitation, mais à quoi bon puisque sa voix avait suffi, déjà, à me ramener chez moi.

C’est dans la marge qu’il a tissé des liens, trouvé une famille transitoire.

Ma mère et mon père, un jour, étaient assis côte à côte au cinéma. Le film avait commencé, la salle était plongée dans l’obscurité, quand ma mère a entendu grincer un fauteuil derrière elle. Machinalement elle s’est retournée, et elle a vu mon père qui s’y asseyait. Pourtant il était là, à sa droite, il n’avait pas bougé.

Cette espèce de distance, cet écart, ce refus, surtout ne pas faire comme les autres, ne pas devenir comme eux, les adultes bruyants et flétris, les bouches ouvertes qui crient et happent l’air, ne pas passer de l’autre côté, ne pas s’inviter à la fête, rester derrière la vitre, les regarder comme des poissons dans un aquarium, à travers des lunettes noires ou un masque de plongée, plonger dans un monde silencieux et ondoyant, dans la jouissance muette et monotone des corps, dans une torpeur blanche, rester là, tout au fond de la piscine, loin des voix trop fortes et des lumières trop vives.

Nous transformions le mal en mots, la souffrance en savoir.

Il y avait des hommes à aimer, des pays à découvrir, des enfants à engendrer, des livres à écrire.